Sans aucune politique sectorielle spécifique incitant à une forme particulière d’échange, les acteurs s’organisent pour que le porc, puis la viande porcine, soient acheminés du producteur jusqu’au consommateur (d'après un article de la Revue Élev. Méd. vét. Pays trop.).
En 1988, le gouvernement vietnamien a opté pour une politique de « rénovation» qui a conduit le pays d’une économie centralisée socialiste à une économie libérale. Les fermes d’Etat et la collectivisation se sont effacées pour laisser place à un paysage agricole où les terres sont attribuées aux paysans et où l’exploitation individuelle est reconnue à part entière. L’élevage traditionnel des porcs a subsisté mais les modalités de sa commercialisation sont devenues différentes et sont en pleine recomposition. Nous montrons comment, sans aucune politique sectorielle spécifique incitant à une forme particulière d’échange, les acteurs s’organisent pour que le porc, puis la viande porcine, soient acheminés du producteur jusqu’au consommateur. Cet article met enévidence l’importance de l’accès à l’information et au crédit dans un environnement incertain où la consommation dans les grandes villes tend de plus en plus vers une viande maigre. Il montre aussi comment certains acteurs utilisent ces paramètres pour devenir les agents clés de cette filière. Dans un contexte « libéral » (sans intervention directe de l’Etat), le marché parfait ne s’impose pas naturellement. Les modalités de l’évolution de l’organisation précédemment décrite sont analysées en fin d’article
L’adoption de la politique dite « de rénovation » en 1988 marque l’engagement du Vietnam dans un processus de libéralisation. Dès le début des années 90, les terres sont distribuées et la propriété individuelle agricole comme la commercialisation privée des produits agricoles sont reconnues. Aujourd’hui, le rôle de l’Etat se limite au monopole d’exportation des produits agricoles. Sur le marché domestique des produits carnés, les entreprises d’Etat ont cessé toute activité. Aucun service public n’assure l’abattage et les contrôles fiscaux et sanitaires ne sont pas très nombreux. Les mécanismes d’intermédiation (groupements de producteurs, syndicats, foires, marchés de gros...) garantissant le fonctionnement deséchanges marchands sont également absents. Le porc représente 75 p. 100 des productions animales dans un pays où l’agriculture reste encore la principale source d’emploi (tableau I). En 1996, 16,9 millions de porcs ont été produits soient 1 076 000 tonnes de poids vif (tableau II). Ces chiffres fixent à 10,3 kg de carcasse/personne/an la consommation moyenne de viande porcine pour le pays (les exportations sont aujourd’hui négligeables).
Dans le nord du Vietnam, 80 p. 100 des éleveurs n’engraissent qu’un ou deux animaux (tableau III). Pour ces producteurs, l’engraissement des porcs permet de valoriser les résidus de la riziculture et de l’alimentation du foyer. La composition des rations alimentaires moyennes des porcs à l’engrais révèle la forte prédominance du son et des brisures de riz (tableau IV) qui constituent jusqu’à 80 p. 100 de leur alimentation.
L’autoconsommation et la vente à la ferme n’étant pas très développées, 80 à 90 p. 100 des porcs engraissés sont commercialisés (16). Un circuit court permet d’approvisionner les étals des marchés ruraux où la consommation de viande est faible (5 kg/personne/ an) (8), pour une cuisine au saindoux et une préférence pour les morceaux gras. Un circuit long et beaucoup plus complexe approvisionne quotidiennement les marchés urbains où la consommation est plus importante qu’à la campagne (jusqu’à 35 kg/personne/ an) (11) et s’occidentalise (viande maigre, huile végétale).
Une forte incertitude sur la qualité des animaux (rendement de carcasse, teneur en gras des carcasses...) pèse donc sur les commerçants devant sélectionner des porcs vifs chez les paysans et revendre des carcasses en ville. Dans un contexte où l’Etat et les organisations d’intermédiation classiques des marchés sont absents, comment les marchands de porcs s’organisent-ils pour gérer cette incertitude ? La structure de commercialisation décrite peut-elle être qualifiée de performante ? Quelles hypothèses peuton faire sur son évolution ?
Pour répondre à ces questions, des enquêtes ont été conduites en 1996 auprès des acteurs impliqués dans les circuits de commercialisation qui conduisent les porcs d’un district rural à forte production agricole (Nam Thanh, Hai Hung) vers un district urbain à forte concentration industrielle (Le Chan, Hai Phong), districts localisés dans le delta du Fleuve Rouge qui concentre 26 p. 100 de la production nationale de porc (tableau II). Des questionnaires ouverts ont été utilisés pour enquêter auprès de 10 producteurs et de l’ensemble des marchands de porcs et apparentés (au total 16 rabatteurs, informateurs et collecteurs) de 10 des 13 communes du premier district. En ce qui concerne la partie urbaine de la filière (second district), 63 acteurs ont été interrogés dont 6 abatteurs, 7 détaillantes et 50 consommateurs. Ces 63 acteurs ont été choisis au hasard ; des questionnaires ouverts ont été utilisés, sauf pour les consommateurs (questionnaires fermés). Ici, nous abordons principalement la commercialisation et nous nous concentrons sur les données fournies par les marchands et les abatteurs. Les données collectées étaient pour la plupart qualitatives et traitaient de l’organisation de l’activité, de son financement, de l’accessibilité aux différents réseaux, de la formation des prix et des méthodes de commercialisation du produit.
Les éleveurs de porcs de Nam Thanh ont la possibilité de vendre, en moyenne deux fois par an, leurs porcs aux bouchers (filière courte) ou aux collecteurs (filière longue) (figure 1). Dans les deux cas, le prix (en dongs par kilo vif) est négocié entre l’acheteur et le vendeur. Après accord, l’animal est pesé et vendu. Le prix dépend de la qualité de l’animal (sanitaire, rendement de carcasse, teneur en gras de la carcasse) estimée par l’acheteur. Le tableau V met enévidence les différences de prix à l’achat entre les porcs gras et maigres. Ce différentiel de prix se retrouve à la vente de la viande au détail : entre Nam Thanh et Le Chan les prix peuvent doubler (tableau VI). Nous nous intéressons dans le reste de l’analyse à l’organisation de la filière longue vers Le Chan.
Les collecteurs sont les opérateurs qui font le lien entre la campagne et la ville. Ils achètent des porcs vifs (deux à dix par jour) aux éleveurs ruraux et revendent des carcasses aux détaillantes urbaines. De ce fait, leur objectif est de s’approvisionner en porcs maigres et de bon rendement poids carcasse/poids vif. Ces marchands, originaires de la campagne, s’approvisionnent dans leur commune de résidence dont ils connaissent la production et les producteurs. Cette relation de proximité, si elle est associée à une relation de confiance, peut permettre aux collecteurs de bénéficier de délais de paiement. Ainsi, 80 p. 100 des collecteurs rencontrés paient les porcs aux paysans après avoir les avoir livrés à l’abatteur, soit un jour après l’achat effectif lorsque la transaction a lieu dans leur village d’origine.
Pour étendre leur aire de collecte à d’autres communes, les collecteurs ont recours à des intermédiaires : les informateurs et les rabatteurs. La fonction des informateurs est de constituer progressivement une « banque de données » sur les différents élevages de leur commune afin de commercialiser cette information. Les informateurs renseignent les collecteurs sur la localisation des animaux prêts à la vente ainsi que sur les caractéristiques des systèmes de production et le passé des ventes des éleveurs de leurs villages. Ils sont rémunérés grâce à une commission par porc vendu versée par le collecteur (5 000 dongs1 par porc). Les rabatteurs sont des informateurs dont les services s’élargissent à l’achat et au transport des animaux. Ils travaillent pour un seul collecteur qui, chaque jour, leur passe des commandes et leur avance l’argent nécessaire à l’achat et au transport des animaux. Les rabatteurs sont rémunérés par une commission par porc, une prime étant allouée pour les animaux jugés les plus maigres par le collecteur (commission + prime = 8 000 dongs en moyenne, soit 1 p. 100 de la valeur finale du produit). Informateurs et rabatteurs opèrent un tri entre les porcs maigres et les porcs gras au moment de la vente : les porcs maigres approvisionnent les villes et les porcs gras restent au village. Bien que la spécialisation des élevages ne soit donc pas flagrante, on note que les paysans qui alimentent leurs animaux avec les résidus de fabrication d’alcool de riz ou de pâtés de soja (entre 2 et 5 p. 100 desélevages) (5) produisent en général des porcs plus maigres que les autres. Leurs porcs sont acheminés vers les zones urbaines. Les informateurs et les rabatteurs pallient donc l’absence de foires ou de groupements de producteurs gérant classiquement le regroupement, le tri, l’allottement et la circulation de l’information sur les animaux prêts à la vente. Ces intermédiaires permettent aussi aux collecteurs de bénéficier des différés de paiement d’un jour dont ils bénéficient dans leurs propres villages.
Lorsque les deux parties impliquées dans la première transaction sont anonymes, les coûts de transaction sont élevés et résultent d’une double asymétrie d’information : l’éleveur ne connaît pas les fluctuations de prix sur le marché final et son pouvoir de négociation s’en trouve affecté lors du marchandage précédant la vente ; le collecteur ne sait pas si l’animal a été malade au cours de son engraissement, il ne connaît pas le type de ration qui lui a été donné ni l’historique de production de chaque éleveur. Réduire ces asymétries d’information permettrait de mieux apprécier la qualité des animaux achetés et de limiter les comportements opportunistes pouvant en résulter. L’opportunisme repose sur une révélation incomplète, déformée ou falsifiée de l’information possédée par les acteurs sur leurs actions, sur le produit ou sur les prix. A titre d’illustration, certains éleveurs nourrissent leurs porcs juste avant la vente pour accroître leur poids vif. Cette pratique augmente les risques de mort de l’animal au cours du transport et donc les pertes potentielles pour l’acheteur. De même, une révélation incomplète des caractéristiques du produit par l’éleveur (ou des prix urbains par l’acheteur) réduit les gains de l’acheteur (ou de l’éleveur).
Les risques d’opportunisme augmentent les coûts de transaction, en l’occurrence les coûts de négociation et de supervision du contrat d’achat ou de vente. Pour les théoriciens des coûts de transaction, l’opportunisme incite donc très fréquemment à l’internalisation de la transaction (17).
Les enquêtes ont montré que ce n’est pas la stratégie d’intégration qui était retenue par les acteurs pour réduire les coûts de transaction. La faible taille des exploitations et donc la faible fréquence des transactions entre parties (deux fois par an en moyenne) font que les contrats de longue durée ne sont pas adaptés. Les collecteurs possèdent d’abord une compétence professionnelle qui, comme pour tout maquignon, leur permet d’évaluer de visu le rendement et la qualité de la carcasse d’un porc vif. Le savoir-faire est initialement transmis par les parents ou les proches, c’est ensuite l’apprentissage (12) qui forge la qualité d’expert.
Outre les capacités d’expertise, nous avons vu que les acheteurs se constituaient une « banque de données » sur les systèmes de production et sur l’historique des ventes des éleveurs de leur voisinage. On comprend que l’importance des coûts de collecte d’information sur les élevages et les éleveurs limite cette connaissance spécifique au village de résidence de l’acheteur. C’est pour cette raison qu’il a recours à des intermédiaires lorsque son aire de collecte s’élargit.
La proximité sociale des résidents d’un même village permet aussi de réduire les situations d’opportunisme du fait des relations de confiance et de réputation qui existent entre voisins. Les informateurs comme les rabatteurs sont les relais de cette proximité lorsque leurs services sont loués par un collecteur étranger au village et un éleveur.
Cependant, le groupe que constituent les collecteurs et la solidarité qui existe entre ces gens de métier leur confèrent un certain pouvoir vis-à-vis des éleveurs. Les collecteurs constituent un réseau d’intérêt commun, s’étendant sur cinq à dix communes, au sein duquel l’information sur les prix circule et tend à s’uniformiser. Par opposition, les enquêtes montrent que l’aire d’information de l’éleveur (notamment sur le prix pratiqué au détail) se limite à sa commune de résidence.
La solidarité du groupe des collecteurs se retrouve dans le transport où l’entraide est importante. Les collecteurs transportant seuls les animaux vers Hai Phong sont rares (10 p. 100). La majorité des collecteurs se groupent à deux ou trois pour louer un camion (et ainsi réaliser des économies d’échelle) ou pour transporter les animaux à moto afin de s’entraider si une moto tombe en panne.
L’anonymat des collecteurs et l’éclatement de la distribution en viande de porc sur les marchés de la ville poussent les collecteurs à travailler avec des intermédiaires facilitant la rencontre de l’offre et de la demande.
Les abattoirs visités traitaient en moyenne 20 porcs par jour. Le plus gros abattoir du district de Le Chan et de la ville de Hai Phong fournissait 50 carcasses par jour en moyenne, avec des pics de 100 carcasses les jours de forte consommation. Les coûts fixes de l’abattage sont nuls puisque la tuerie ne nécessite aucun investissement particulier : les porcs sont abattus dans les cours des abatteurs, à même le sol et les seuls instruments utilisés sont des couteaux de bouchers.
Compte tenu de l’absence de chaîne de froid et du climat chaud et humide, les carcasses ne peuvent être stockées. Les détaillantes se rendent chez l’abatteur vers trois ou quatre heures du matin et choisissent les animaux qu’elles souhaitent acheter dans le stock en vif. Le prix de vente est négocié à partir de l’animal vif et le paiement est réalisé sur la base d’un prix au kilo de carcasse. La négociation sur le prix a lieu entre l’abatteur et la détaillante. Le collecteur, même s’il n’est pas reparti vers la campagne, délègue le marchandage à l’abatteur.
Les transactions marchandes entre les collecteurs et les détaillantes sont personnalisées via l’abatteur qui entretient avec les deux parties de fortes relations de dépendance. En effet, les approvisionnements par les collecteurs sont contractualisés oralement (commandes renégociées quotidiennement en fonction de l’évolution de l’offre et de la demande, prix fixé à l’avance) et l’abatteur octroie des avances sur paiement (d’un jour ou deux) qui permettent aux fournisseurs de repartir collecter avant que les animaux ne soient tous vendus. D’autre part les détaillantes qui s’approvisionnent régulièrement auprès d’un abatteur bénéficient d’un différé de paiement, sans taux d’intérêt, de un à trois jours. Les pratiques de contractualisation à l’amont et de fidélisation à l’aval reposent sur le fait que l’abatteur constitue la base financière et le centre d’information de la filière.
En effet, dans une économie où l’accès au crédit et aux liquidités pour les petits entrepreneurs privés est difficile (11), les ressources monétaires de l’abatteur sont fondamentales pour que des échanges différés dans le temps se réalisent. Les avances faites aux collecteurs leur permettent de payer les éleveurs un jour après l’achat et les différés accordés aux détaillantes sont remboursés une fois la viande vendue aux consommateurs. L’abatteur, se trouvant à l’interface de l’offre et de la demande, utilise les informations provenant des différentes aires d’approvisionnement et des différents marchés urbains pour fixer le prix des carcasses au quotidien. Ces connaissances font de l’abatteur un médiateur qui régule le marché en fonction des calendriers de production des provinces limitrophes et des évolutions de la consommation sur les marchés de la ville. La régulation du marché en ville se fait aussi par l’ouverture occasionnelle de petits abattoirs (moins de cinq porcs tués par jour) lors des pointes de consommation (comme pour le Têt2 par exemple). Les flux physiques se caractérisent par une concentration des produits au niveau des acteurs (les informateurs et les abatteurs) qui ne possèdent à aucun moment de droits de propriété sur les animaux vendus. Les flux de liquidités et d’information placent l’abatteur au centre de la chaîne de commercialisation (figure 2). Les collecteurs qui assument le risque commercial dans la filière ne maîtrisent que faiblement l’information et les liquidités de leur fonds de roulement.
L’analyse des parts du produit brut final vendu de chacun des acteurs de la filière (tableau VII) ne révèle pas de captage de rentes importantes par l’abatteur ni par le collecteur, contrairement à ce que la description des transactions et de leurs déterminants pourrait laisser présager. La répartition du produit brut final entre commerçants ne reflète pas les risques qu’ils encourent (sur la qualité pour le collecteur, sur les quantités commandées pour l’abatteur) ; elle correspond à un exemple où chacune des parties est bénéficiaire et où la qualité (sanitaire, rendement de carcasse, teneur en gras) est appréciée et rémunérée conformément aux critères en vigueur.
La répartition des marges de la commercialisation n’est guère différente de celle qu’Abbott (1) décrit pour la commercialisation des porcs vers Lima en 1972 (75 p. 100 pour l’éleveur, 12 p. 100 pour le marchand et le grossiste, 13 p. 100 pour le détaillant) ou vers les villes françaises dans les années 80 (4). Ces résultats s’inscrivent donc en faux contre la théorie classique qui associe intermédiation et inefficacité des échanges marchands. L’analyse rejoint celles effectuées sur la commercialisation du bétail et de la viande en Afrique de l’Ouest par le Centre de recherches sur le développement économique (Cred) de l’Université du Michigan (2) où le système de commercialisation, bien que traditionnel, fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation aux changements d’ordre conjoncturel (sécheresse sahélienne et restructuration du commerce international affectant le marché burkinabé dans les années soixante-dix) malgré les lacunes de l’infrastructure physique et institutionnelle. Les systèmes décrits dans les deux cas favorisent une adaptation rapide aux fluctuations du marché (réajustement quotidien des prix et des commandes par les abatteurs) et donc une bonne transmission des signaux envoyés par l’offre et la demande. La spécialisation des intermédiaires n’affecte pas le caractère concurrentiel du marché où les prix et les marges semblent traduire les coûts de commercialisation et les risques encourus. L’adaptabilité et « l’efficience » du système commercial analysé persistent-elles lorsque des scénarios évolutifs sont dressés ?
La volonté actuelle des autorités de la ville de Hai Phong comme de celles d’autres villes du nord du Vietnam est de favoriser la concentration de l’abattage afin (a) de faciliter le contrôle sanitaire de la viande aujourd’hui très peu efficace, (b) de favoriser la collecte des taxes d’abattage (en 1996 seuls 3 p. 100 de ces taxes étaient collectées à Le Chan) (11) et (c) d’engager un plan de gestion des eaux usées sortant des abattoirs. Au moment de nos enquêtes, ce processus de concentration était d’ores et déjà amorcé par la délivrance d’une autorisation de construction d’un bâtiment d’abattage d’une capacité de 200 à 300 porcs par jour à la périphérie du district de Le Chan et donc de la ville. Cette capacité correspond à la consommation totale du district. L’unique bénéficiaire de cette autorisation est le plus gros abatteur de la ville (50 porcs par jour) qui possède des appuis politiques et des moyens de pression importants. Du fait de sa tendance monopolistique, la réalisation de ce projet aurait les conséquences suivantes :
- extension du recours à une autorité autre que l’Etat. Des agents de sécurité privés sont rémunérés par l’abatteur pour permettre aux droits de propriété individuels sur les marchandises d’être respectés et aux termes des contrats relationnels oraux d’être appliqués.
On retrouve ce type d’autorité privée dans les pays « en transition », lorsque l’Etat n’assure pas sa fonction régalienne de base garantissant la sécurité des biens et des personnes ;
- création de barrières à l’entrée du fait des investissements techniques (300 millions de dongs) et relationnels nécessaires à de nouvelles implantations ;
- perte du caractère concurrentiel du mécanisme de formation des prix. En 1996 le district de Le Chan3 comptait 110 abattoirs (dont cinq traitaient plus de 20 porcs par jour et un plus de 50) qui approvisionnaient, avec plus de 300 porcs par jour, 300 détaillantes réparties dans tout le district. La création d’un abattoir permettant de couvrir l’ensemble des besoins du district détruit cette forme de concurrence et rend l’unique abatteur pricemaker. La création de barrières à l’entrée, la concentration des parts de marchés et la réduction du nombre d’acteurs font tendre l’organisation de l’abattage vers une structure monopolistique et un prix unique (concurrence imparfaite). L’accroissement de la marge de l’abatteur ainsi engendré pourrait-il permettre de couvrir celui des coûts fixes ? Cette augmentation de marge ne peut être couverte que par (a) une augmentation des prix au détail et/ou (b) une diminution des prix d’achat aux éleveurs. Les enquêtes conduites auprès des consommateurs de Le Chan montrent que l’hypothèse (a) les pousserait à reporter leurs achats vers d’autres produits comme le poisson, les oeufs (11). L’hypothèse (b) se pose comme un frein à l’intensification des élevages du delta.
En effet, l’hypothèse (b) conduit à s’interroger sur la capacité des éleveurs vietnamiens du delta du Fleuve Rouge à produire plus. Un accroissement important du cheptel rompt le système autarcique d’engraissement à base de résidus rizicoles et conduit les producteurs à acheter au moins une partie des rations animales. Un tel essor n’est pas profitable aux petites structures productives. Pour les plus grosses, l’accroissement du cheptel s’accompagne d’investissements réels lourds pour la trésorerie (accroissement du temps de travail, bâtiment à construire, avances monétaires à entreprendre pour l’achat des intrants). Compte tenu de la faible accessibilité des paysans vietnamiens au crédit et des maigres fonds de roulement dont disposent les foyers ruraux (10), l’intensification de l’élevage ne semble pas généralisable à l’ensemble des foyers agricoles. Une politique de crédit rural adaptée aux petits et moyens producteurs pourrait donc permettre la spécialisation de certains élevages.
Le rôle des agriculteurs et les conditions de leur insertion dans la filière viande porcine peut aussi évoluer vers un regroupement et une intégration du stade de la production à celui du transport. On verrait alors se développer une organisation proche de celles des coopératives agricoles que l’on trouve en France. Un regroupement permettrait aux producteurs de réaliser des économies d’échelle sur l’achat d’intrants, d’aliment industriel concentré notamment. En intégrant la collecte, les producteurs pourraient aussi bénéficier des économies d’échelle sur le transport. Face à l’hétérogénéité des systèmes d’élevage porcins, une telle structure pose le problème de la rémunération de la qualité des animaux. Cette émergence peut être, comme dans d’autres pays, favorisée par une politique sectorielle reconnaissant institutionnellement les coopératives agricoles et favorisant la standardisation des modes de rémunération des producteurs.
La filière porc analysée entre un district rural et un district urbain du delta du Fleuve Rouge est dominée par des acteurs privés depuis la « Rénovation ». Elle met en relation une production traditionnelle atomisée et une offre de viande dispersée sur les étals des grands centres urbains de consommation. Le propos de notre recherche était de décrire et de comprendre les mécanismes de coordination entre les acteurs de la filière. Les transactions marchandes étudiées s’insèrent dans des relations sociales (proximité villageoise) ou socioprofessionnelles (réseau de collecteurs) qui facilitent leur réalisation. Le fonctionnement de la chaîne de transactions repose sur une gestion centralisée de l’information et des liquidités qui confère un pouvoir de négociation à certains acteurs, aux abatteurs notamment. Comment cette organisation de la commercialisation évoluerait-elle si les institutions formelles de marché qui font aujourd’hui défaut étaient mises en place ?
L’intensification de l’élevage n’est possible que si une véritable politique de crédit agricole permet aux éleveurs de financer l’achat des intrants et si des structure institutionnelles formelles (groupements, coopératives) leur permettent de négocier des prix de vente adaptés. L’industrialisation de la filière implique une réorganisation de l’abattage et le développement d’un contrôle sanitaire effectif qui s’accompagnent de coûts ne pouvant être absorbés, outre par les économies d’échelle, que par une augmentation des prix à la consommation. Il faut dès lors s’interroger sur la capacité des revenus des ménages à absorber une telle hausse. Il convient finalement d’analyser, en s’appuyant sur d’autres exemples (notamment sur le développement de l’élevage à la périphérie d’Ho Chi Minh-ville), pourquoi et comment l’intensification de la production et/ou la concentration de l’abattage ont pu avoir lieu dans d’autres régions. Ces études comparatives permettraient de mieux comprendre les trajectoires et les perspectives d’évolution de la filière porc dans le nord du Vietnam. Autant de pistes qui font l’objet de travaux de recherche en cours.
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